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« Reproduire pour diffuser » François Blanchetière

Fiche édité par : le 4 mars 2015

Description:

François Blanchetière, Conservateur du patrimoine au musée Rodin, Paris et Meudon, « Reproduire pour diffuser » 27 juin 2012

tablesdetravail http://tablesdetravail.hypotheses.org/189

Appliqué à la sculpture du XIXe siècle, le terme édition est le plus souvent mis en rapport de manière étroite, voire exclusive, avec ce que l’on appelle couramment le petit bronze, ou bronze d’édition, dont la production en grand nombre a si profondément marqué cette période. Mais cette notion doit être considérée de manière plus large.

Intervention dans le cadre du séminaire de master : Editions et reproductions en sculpture, le 8 février 2012.

L’article a été purgé des images : vous pouvez les retrouver par le lien ci-dessus.

Commençons par définir les termes qui nous intéressent aujourd’hui ; d’après le Petit Robert :

REPRODUCTION : (1758 « action de recréer, de reconstruire ») Action de reproduire par imitation, par répétition ; ce qui est ainsi reproduit.

1. Action de représenter, de donner l’équivalent fidèle de. La reproduction de la nature par l’art => imitation. Reproduction des sons par un magnétophone.

2. (1870) Copie (d’un objet). Reproduction d’une clé.

3. (1839) Le fait de reproduire (un original), d’en multiplier les exemplaires par un procédé technique approprié. Reproduction d’un tableau. Droit de reproduction, pour des passages cités. Reproduction interdite, réservée. Reproduction frauduleuse de logiciels => piratage. Absolument : « La reproduction a créé des arts fictifs […] en faussant systématiquement l’échelle des objets » (Malraux). Le délit de contrefaçon suppose la reproduction matérielle et la mauvaise foi. Procédés de reproduction => autocopie, gravure, imprimerie […]

ÉDITION : (du verbe « éditer », du latin editum, participe passé de edere « produire, faire paraître au jour »).

1. Action d’éditer (un texte qu’on présente, annote, etc.) ; texte ainsi édité. Édition critique. Procurer une édition []
2. Reproduction et diffusion d’une œuvre intellectuelle ou artistique par un éditeur
=> impression, publication, tirage […]

On voit qu’il ne peut y avoir d’édition sans reproduction, puisqu’il s’agit bien de diffuser une œuvre à plusieurs exemplaires. On remarque également que le principe de l’édition, et son vocabulaire, viennent du monde littéraire. Il en va de même de la législation : le droit d’auteur est un concept né à la fin du XVIIIe siècle du souci des auteurs dramatiques de voir leurs pièces respectées, représentées sans déformation. Il faut en fait parler de droits, au pluriel, car on distingue les droits patrimoniaux et les droits moraux ; les premiers ont une durée limitée (70 ans actuellement), tandis que les seconds n’en ont pas.

Attention : dans le domaine littéraire, l’objet de l’édition est l’œuvre imaginée par l’artiste, le produit de sa pensée matérialisé dans le livre – il n’y a pas d’édition sans support matériel, et il n’y a pas de support matériel valable et définitif avant le travail de l’éditeur, qui donne forme au texte (le manuscrit n’est qu’un état préparatoire).

Dans le domaine des arts plastiques, on considère au contraire (ou on imagine…) que la pensée de l’auteur s’est matérialisée d’abord dans une forme produite des mains de l’artiste lui-même, et achevée en tant que telle. L’édition dans un nouveau support matériel ne peut donc être qu’une reproduction, une imitation inférieure en qualité par rapport à l’original (notion très difficile à manier, souvent peu pertinente en sculpture, et tout particulièrement pour le plâtre…). Appliqué à la sculpture du XIXe siècle, le terme édition est le plus souvent mis en rapport de manière étroite, voire exclusive, avec ce que l’on appelle couramment le petit bronze, ou bronze d’édition, dont la production en grand nombre a si profondément marqué cette période (dans la définition donnée par le Petit Robert pour le mot reproduction, la citation de Malraux fait directement référence à ce phénomène, avec une évidente nuance péjorative).

Je commencerai par une présentation des questions liées à l’édition en bronze, en m’appuyant principalement sur un article qui reste une référence incontournable sur le sujet[1]. J’essaierai ensuite de montrer que cette notion doit être considérée de manière plus large, notamment dans d’autres matériaux que le bronze et selon d’autres procédés que la fonte au sable. Il s’agira toujours de reproduction, quoiqu’il en soit, et les sculpteurs du XIXe siècle l’assument puisque les procédés techniques qui la permettent (la prise d’empreinte et le tirage d’épreuve, mais aussi la réduction et l’agrandissement mécaniques) sont intrinsèques à leur pratique artistique. Certains vont plus loin et intègrent ces procédés directement dans leurs moyens de création, comme nous le verrons avec le cas de Rodin.

I. Le bronze d’édition au XIXe siècle

Contexte social

Le début du XIXe siècle est marqué par l’émergence de la bourgeoisie comme classe de plus en plus nombreuse et dominante dans la société. Les moyens économiques de ses membres se développent, ainsi que leur aspiration à un certain confort et aux symboles matériels de la réussite sociale. Les œuvres d’art en font partie : elles étaient largement réservées, jusqu’au siècle précédent, à l’aristocratie et à la frange supérieure de la bourgeoisie, qui seules avaient les moyens d’en faire l’acquisition. L’élargissement de la classe bourgeoise, couplé au souci d’imiter l’aristocratie (qui pourtant était déjà en net déclin, mais dont le prestige restait grand), ont entraîné un fort accroissement de la demande.

Le développement concomitant du système des expositions publiques, dont le Salon est la plus importante, permet de remplir en partie cette demande en assurant la promotion des artistes et de leurs œuvres. Les procédés de reproduction donnent à chacun l’opportunité de se procurer l’image d’une œuvre admirée, que ce soit en deux dimensions, par la lithographie (inventée au tournant du siècle et qui se développe rapidement dans les années 1830) puis par la photographie (plusieurs procédés sont inventés dans les années 1830-1840), ou en trois dimensions par la réduction mécanique, comme nous le verrons plus loin.

Aux yeux des contemporains, la diffusion des œuvres d’art de toute époque participe du progrès de la civilisation, croyance fondamentale du XIXe siècle : « De la sorte, les chefs-d’œuvre plastiques, indéfiniment multipliés, pouvaient entrer dans nos demeures en prenant les dimensions adaptées à l’exiguïté des locaux dont nous disposons », peut-on lire dans le discours prononcé en 1894 à l’occasion de l’inauguration du monument à Ferdinand Barbedienne, le grand fondeur-éditeur  (Chevillot, p. 92). L’œuvre d’art ainsi diffusée dans les foyers porte également des valeurs morales : « On ne saurait trop se féliciter de voir l’homme chercher, selon ses moyens, et en épurant ses penchants, à donner du charme à son intérieur. Ce goût se lie intimement au bonheur de la famille, la première, la plus sûre comme la plus désirable de toutes les tendances. […] Tout le monde n’a pas […] la fantaisie de courir les quatre coins de la terre pour y voir les choses les plus curieuses et saluer en tous lieux des œuvres immortelles de l’art. Et alors pourquoi n’applaudirais-je pas au moyen ingénieux qui peut, sinon les refaire, du moins les rappeler avec assez de bonheur ? » (dans L’Illustration, en 1851 ; idem).

Contexte technique et professionnel

Parmi les inventions qui permettent un tel essor figurent au premier chef les divers procédés de réduction mécanique inventés ou perfectionnés dans les années 1830 et 1840, et qui dérivent tous du pantographe. Parmi les inventeurs qui s’illustrent dans ce domaine, citons notamment Achille Collas (1795-1859) et Frédéric Sauvage (1786-1857). Ferdinand Barbedienne, que nous avons évoqué ci-dessus, connaissait Collas ; ayant saisi le parti qu’il pouvait tirer d’une pareille invention, il s’associa avec lui en 1839 et commercialisa rapidement des réductions d’antiques, avant d’étendre son répertoire à la sculpture dite moderne. L’habitude fut rapidement prise d’éditer des réductions des sculptures qui avaient connu le succès au Salon (diapos 2 et 3 : Paul Dubois, Chanteur florentin du XVe siècle, Salon de 1865 ; Antonin Mercié, David, Salon de 1872). La mécanisation de la reproduction permit de faire baisser les prix de manière importante, ouvrant la voie à des éditions d’un coût de plus en plus accessible.

La technique de la fonte au sable connut elle aussi d’importantes évolutions qui contribuèrent à la baisse des coûts de production, donc des prix de vente. Sans entrer dans les détails, disons simplement que les éditeurs appliquèrent diverses solutions pour rationaliser et diviser le travail des ouvriers afin de gagner du temps. On utilisait le plus souvent non pas un modèle en plâtre, comme il est d’usage en fonderie, mais la première épreuve en bronze, fondue d’après le modèle en plâtre et désignée sous le terme de chef-modèle (diapo 4 : chefs-modèles des quatre réductions du Baiser de Rodin, édition Barbedienne ; voir ci-dessous). Ce modèle présentait l’avantage d’être beaucoup plus résistant qu’un modèle en plâtre, ce qui permettait de l’utiliser pour fondre un nombre bien plus grand d’épreuves (potentiellement plusieurs centaines, contre une dizaine au maximum pour un modèle en plâtre).

Le chef-modèle était découpé en plusieurs éléments (bras, jambe, tête, attribut…) que l’on pouvait fondre séparément et que l’on assemblait ensuite par emboîtage et rivetage ou soudure. Cette méthode avait toutefois l’inconvénient de multiplier les zones de raccord, où pouvaient se produire des déformations ; d’où le rôle prépondérant du ciseleur, qui parachevait le travail et devait masquer les trop nombreuses imperfections de la fonte.

L’apparition des contrats d’édition (p. 80-81) manifeste de manière tangible l’émergence de la notion de droit d’auteur. Si ces contrats peuvent apparaître aujourd’hui comme défavorables aux artistes, il ne faut pas oublier que leur existence même est un progrès, à une époque où la législation en matière de propriété intellectuelle n’en est qu’à un stade embryonnaire (la notion de « droit moral » n’est formulée que dans la loi du 11 mars 1957). « C’est à Barbedienne que revient l’honneur d’avoir posé les bases d’une nouvelle industrie en signant le premier contrat d’édition avec Rude et cela pour la vie entière de l’artiste. Il ira même plus loin en acquérant par avance la propriété exclusive de toutes les œuvres de Clésinger, pour leur reproduction en toutes dimensions et par tous les moyens » (Chevillot, p. 80, citant Bernard Metman). Les contrats prévoient en effet que les artistes cèdent à l’éditeur leurs droits de reproduction pour une période donnée (pas nécessairement un engagement à vie, comme dans les cas cités ci-dessus), pour des œuvres précises, et pour édition dans des dimensions déterminées. Il n’est pas rare que l’artiste décide de se réserver le privilège de l’édition dans la taille originale – c’est ce que fait Rodin avec le Baiser, par exemple : en 1898, il cède à Barbedienne, pour vingt ans, le droit de reproduire l’œuvre dans quatre dimensions réduites (70, 60, 40 et 25 cm environ), mais il conserve explicitement les droits sur la taille originale (85 cm) et sur la version agrandie (180 cm), dont dérivent les réductions. Un pourcentage sur le prix de vente est versé à l’artiste ou à ses ayants droit au titre du droit d’auteur. Soucieux de développer ses marges, toutefois, l’éditeur ne prend en compte, dans le calcul de ce pourcentage, que le bronze, et pas tout ce qui l’accompagne (socle, monture, dorure ou argenture…), d’où la multiplication des versions enjolivées de nombreux bustes féminins, en particulier, qui sont proposés montés sur divers piédouches, sur des fûts de colonne, des pendules, etc. : le profit de l’éditeur est plus grand sur ces objets dérivés du modèle initial…

La question de la propriété des modèles est primordiale. En général, l’artiste peut rompre le contrat et récupérer ses modèles, mais à condition de rembourser les frais de fabrication de ces derniers, s’ils ont été réalisés par l’éditeur. Il faut bien voir qu’au XIXe siècle, un artiste qui vendait ou offrait une œuvre cédait en même temps, de manière tacite, le droit de la reproduire : ce n’est qu’avec une loi adoptée en 1908 que s’est imposée l’idée que l’auteur devait manifester explicitement la cession de son droit de reproduction au moment où il cédait une œuvre. Un exemple intéressant nous est fourni par un petit bronze de Barye, Hercule et le sanglier d’Érymanthe (diapo 5), édité par Henri Vever, grand bijoutier et collectionneur. Dans une lettre adressée en 1891 à Rodin, dont il collectionnait également les œuvres, Vever indique :

« Permettez-moi, cher Monsieur de vous faire remettre un petit bronze de Barye. C’est bien peu de chose, mais c’est fait à la maison, par mes soins. Voici comment : le hasard m’a fait trouver la cire originale de Barye et j’ai fait fondre de suite quelques exemplaires en bronze qui ne sont pas destinés au commerce (10 épreuves en argent seront seules vendues). Vous me ferez grand plaisir en acceptant ce léger témoignage de ma vive sympathie et mon ardente admiration pour vous. »

Cette pratique est parfaitement légale à cette date, et Vever peut effectivement éditer le sujet dont il détient un modèle sans même s’inquiéter de ce qu’en pensent les ayants droit de l’artiste. Le collectionneur eut tout de même le souci de signaler son édition par la pose d’un petit cachet à son nom (voir détail de l’exemplaire offert à Rodin, diapo 5). Cette œuvre est également l’occasion de constater que la pratique de la variation permet de multiplier les sujets, comme le montrent un Hercule et les deux sangliers conservé au Louvre et la page du catalogue raisonné de l’œuvre de Barye (diapos 6 et 7).

Explosion d’une industrie

Dans ce contexte, le nombre des éditeurs augmente fortement durant la première moitié du XIXe siècle, notamment à partir des années 1830. Les faillites sont nombreuses, comme le montrent les fréquents changements de raison sociale des entreprises, mais l’époque est à l’audace entrepreneuriale, et l’on constate que les fondeurs ne cessent de s’associer, de reprendre les locaux et les ouvriers d’un concurrent qui a fermé boutique, de se succéder les uns aux autres (voir l’ouvrage de référence d’Élisabeth Lebon, Dictionnaire des fondeurs de bronze d’art, France 1890-1950, Marjon, 2003). À l’occasion de l’Exposition universelle de 1878, un bilan précise que « l’industrie du bronze représente alors un chiffre d’affaires de 80 millions de francs, emploie 7 500 ouvriers dans 600 fabriques ou fonderies » (Chevillot, p. 87) ; en 1889, le jury de l’Exposition se satisfait de « l’état prospère des affaires à cette époque ».

 

Le cas du sculpteur Emmanuel Frémiet est bien étudié : il a la particularité d’éditer lui-même ses œuvres, afin de développer ses revenus – pourquoi enrichir un fondeur-éditeur quand on estime pouvoir mener soi-même cette activité ? Il fonde donc une entreprise et ouvre une boutique à Paris ; à l’occasion des expositions universelles, il installe des stands qui présentent à un large public la production de ses ateliers. Sur la photographie de l’un de ces stands (diapo 8), on constate la grande variété des œuvres proposées à la vente : groupes animaliers, sujets historiques, bustes décoratifs, de toutes tailles et de tous types… L’étude de la production de Frémiet montre que 30 % environ des éditions correspondent à la réduction d’œuvres commandées ou acquises par l’État. Le sculpteur a bien le souci d’exploiter la célébrité que lui procurent ces œuvres dont la presse parle, dont circulent des images, et que bien des gens, logiquement, aimeraient posséder sous forme d’une reproduction à placer dans leur domicile. Entre 1910 et 1912, la maison Frémiet connaît une apothéose : ses comptes indiquent que 1 400 œuvres ont été vendues sur cette période, avec des pics entre 13 et 25 exemplaires par jour.

Par ailleurs, Frémiet adapte sa production aux goûts de sa clientèle, car chaque type de sujet véhicule des valeurs particulières, qui n’ont pas toutes le même succès commercial :

– les groupes animaliers ne représentent que 12 % des commandes publiques, mais 55 % de l’édition et pas moins de 78 % des commandes privées ;

– les sujets historiques, à l’inverse, forment 47 % des commandes publiques, 35 % de l’œuvre édité et 10 % seulement des commandes privées (p. 89).

Il faut signaler un cas original, celui du Saint Michel terrassant le dragon, dont un exemplaire couronne la flèche de l’abbaye du Mont-Saint-Michel. Il s’agit d’une commande de l’État, dans le cadre de la restauration de l’édifice, mais le choix s’est porté sur une composition que Frémiet avait commencé à éditer en petites dimensions (diapo 9 : deux exemplaires en mains privées, avec deux piédouches différents), et qui fut agrandie à l’échelle monumentale pour l’occasion – démarche inverse de ce qui se produit habituellement.

Il n’a été question jusqu’ici que d’édition en bronze, mais qu’en est-il des autres matériaux de la sculpture ? Catherine Chevillot précise que « Frémiet a pratiqué l’édition en plâtre et en terre cuite. Les épreuves en plâtre ont un épiderme lisse, les accessoires sont remplacés par des éléments de bois peints non sculptés. Cette production en matière fragile semble cependant avoir été beaucoup moins importante en qualité, en quantité et en “rôle social” » (p. 86). Cette affirmation mérite peut-être qu’on la reconsidère, comme le montre l’exemple de Carpeaux.

II. Élargir la notion d’édition

L’exemple de Carpeaux

Jean-Baptiste Carpeaux est en effet l’autre grand sculpteur du XIXe siècle à s’être lancé dans l’édition avec succès, notamment après 1872, car il devait alors payer des dettes importantes. Comme Frémiet, il développa son atelier à l’échelle d’une entreprise, que ses héritiers continuèrent de faire vivre après sa mort, en 1877. Un stand Carpeaux fut ainsi présenté par eux durant l’Exposition universelle de 1878, dont une image est conservée (diapo 10). On y voit, comme chez Frémiet, une multitude d’objets, notamment des bustes, qui souvent dérivent d’œuvres monumentales, comme nous allons le voir. Mais on doit remarquer qu’il ne s’agit probablement pas d’exemplaires en bronze, mais réalisés dans un (ou des) matériau(x) de teinte plus claire, sans doute le plâtre et la terre cuite. Ces matériaux moins coûteux, plus fragiles, ont bel et bien donné lieu à des éditions, mais il est beaucoup plus difficile de le mesurer car les chiffres manquent.

Une petite série conservée au musée d’Orsay permet pourtant de montrer que l’édition ne concerne pas que le bronze, loin de là (diapos 10 à 13) : La Jeune Mère fut probablement à l’origine modelée en terre, puis elle a été moulée et des épreuves en plâtre ont été tirées, à partir desquelles plusieurs bronzes ont été fondus et un ou plusieurs marbres ont été taillés. À cette époque, en effet, le marbre est essentiellement un matériau dans lequel on reproduit un modèle, parfois en un grand nombre d’exemplaires. Il faut impérativement sortir de l’idée que le marbre serait nécessairement unique, parce que l’artiste le taille lui-même : on sait qu’au XIXe siècle c’est très largement faux, le sculpteur préférant confier la taille de la pierre à un praticien. À titre d’exemple, le corpus des marbres de Rodin, dont nous menons actuellement le recensement, compte plus de 400 œuvres ; toutes sont considérées comme originales, mais certaines sont des exemplaires uniques, tandis que d’autres existent à deux, trois, voire dix et même parfois plus de vingt exemplaires.

Carpeaux pratique régulièrement la variation sur un thème, à partir de ses œuvres majeures, qui sont souvent des commandes ou des achats de l’État : le buste du Génie de la Danse, figure centrale du célèbre groupe allégorique La Danse créé pour la façade de l’Opéra construit par Charles Garnier, a ainsi fait l’objet d’une édition (diapo 14). Dans le même genre, le buste décoratif La Rieuse existe dans des versions dites aux roses et napolitaine, en plâtre, bronze ou marbre, en plusieurs exemplaires issus de l’atelier de l’artiste (diapo 15).

Sur le marché de l’art, ces éditions en divers matériaux sont très fréquentes, et vous en rencontrerez probablement dans votre activité de restaurateur. Malgré cette profusion, ou à cause d’elle peut-être, l’idée que ces œuvres méritent d’être considérées comme telles, et donc étudiées, ne s’impose que lentement. Cela suppose que l’on repère d’emblée une telle œuvre comme étant un exemplaire d’édition, en fonction de ses caractéristiques, et que l’on oublie la distinction entre « original » et « copie », qui s’avère peu opérante. La grande exposition monographique qui fut consacrée à Carpeaux en 1975, au Grand Palais, éludait soigneusement les questions liées à l’édition de son œuvre, préférant se focaliser sur les esquisses en plâtre ou en terre cuite, considérées comme des témoignages plus authentiques du génie de l’artiste – esquisses qui, pour certaines, ont fait l’objet d’une édition… C’est ainsi tout un pan de la production qui échappait à l’analyse, alors qu’il s’avère fondamental pour la compréhension et l’évaluation de la diffusion de l’œuvre de l’artiste, et donc de ce que l’on appelle sa réception, de son vivant comme après sa mort. Un tel aveuglement est d’autant plus frappant qu’avait lieu la même année, aux États-Unis, une grande exposition intitulée « Metamorphoses in XIXth Century Sculpture », qui abordait précisément la sculpture du xixe siècle sous l’angle technique, en étudiant notamment l’exemple de Carpeaux et des pratiques d’édition qui prévalaient dans son atelier.

Rodin et l’édition

Comme bien des sculpteurs de son temps, Rodin a appris les techniques de reproduction dès sa formation à la Petite École (devenue aujourd’hui l’École nationale supérieure des Arts décoratifs) à la fin des années 1850. Il les mit en pratique et les approfondit en travaillant dans divers ateliers de sculpteurs, dont celui d’Albert-Ernest Carrier-Belleuse, dans les années 1860. Les trois petits groupes intitulés Vénus et l’Amour, Toilette de Vénus et Secret d’Amour (diapo 16) constituent de bons exemples de telles pratiques : chacun est composé par assemblage des deux mêmes figures, une Vénus assise et un petit Amour debout, dont Rodin fait varier les positions, les coiffures et les attributs. Il s’agit là de techniques traditionnelles en sculpture, et tout particulièrement dans le domaine des arts décoratifs, qui permettent de créer rapidement des œuvres qui sont des variantes les unes des autres, en vue de leur commercialisation. On n’est pas là strictement dans le domaine de l’édition, puisque chacun de ces petits groupes est unique, mais on voit combien sont prégnants ici les procédés de reproduction et le principe de variation sur un thème de base.

Dans les années 1870, Rodin créa de nombreux bustes féminins à vocation décorative, qu’il exploita, comme Carpeaux, par l’édition sous forme de variantes. Parmi eux, le buste de Suzon (diapo 17) fut cédé par le sculpteur à la Compagnie des Bronzes de Bruxelles en 1875 (il était alors installé en Belgique). Cette entreprise édita ce sujet en plusieurs grandeurs, monté sur toutes sortes de bases (du simple piédouche à la pendule, en passant par la colonne en marbre) et en divers matériaux : le bronze évidemment, mais aussi la porcelaine et le marbre. Au cours de sa carrière, Rodin céda quelques autres sujets à des éditeurs : outre le Baiser, dont nous avons vu tout à l’heure qu’il avait été édité par la maison Barbedienne en quatre grandeurs entre 1898 et 1918, citons le Saint Jean-Baptiste. Créée en 1879, cette grande figure est exposée avec succès en 1880, et un bronze est alors commandé par l’État pour le musée du Luxembourg, le musée des artistes vivants. En 1898, désireux sans doute d’accroître ses revenus, le sculpteur cède à la société Thiébaut Frères, Fumière et Gavignot le droit d’éditer cette œuvre dans trois dimensions différentes, correspondant à autant de réductions (20 cm, 50 cm et 80 cm). La page correspondante du catalogue de cette maison (diapo 18) montre comment on présentait à la vente un tel objet, en insistant sur les mérites officiels de l’artiste (la petite croix à côté de son nom signale son statut de chevalier de la Légion d’honneur) autant que de l’œuvre (par la mention « Original : Musée du Luxembourg » – signalons par esprit de contradiction qu’il existait déjà à cette date plusieurs exemplaires en bronze, tous aussi originaux les uns que les autres, celui acquis par l’État pour le musée des artistes vivants n’étant que la première épreuve fondue à partir du plâtre exposé en 1880…).

Dans la lignée de Carpeaux, et comme il était d’usage, en réalité, Rodin prit très tôt l’habitude d’éditer de manière isolée des parties provenant d’une œuvre. Le Buste de saint Jean-Baptiste en est un bon exemple (diapo 19), qui pour une fois précède l’œuvre complète : n’ayant pas terminé sa grande figure pour le Salon de 1879, Rodin y envoya ce buste seul, qui lui valut sa première récompense officielle (une modeste médaille de troisième classe, mais ce n’était qu’un début). Il fit un grand usage d’une autre tête, peut-être apparentée, connue sous le nom de Tête coupée de saint Jean-Baptiste. S’il est possible qu’elle ait été à l’origine une étude pour le grand Saint Jean, il est certain qu’elle fut tout d’abord utilisée comme une tête de damné dans la Porte de l’Enfer (diapo 19), sans doute dès le milieu des années 1880. À la fin de cette décennie, Rodin en fit une nouvelle œuvre en plaçant une épreuve en plâtre face vers le bas, sur une sorte de plat. Plusieurs exemplaires en marbre furent taillés autour de 1890 (diapo 20) ; l’un d’eux fut moulé, et des épreuves tirées du moule servirent à l’édition en bronze de ce sujet.

Changement d’échelle et changement d’expression

Rodin ne s’arrêta pas là : cette tête à l’expression pathétique lui plaisait visiblement beaucoup puisqu’il la fit réduire deux fois, l’exploitant dans chacune de ces dimensions. Voici quelques exemples de ce qu’il fit avec la plus petite réduction (env. 5 cm ; diapo 21) : une épreuve en bronze argenté, montée sur une pierre dure, devient un pendentif offert à son amie et biographe, Judith Cladel ; un exemplaire en plâtre placé dans une boîte et entouré de petites mains prend des allures de relique ; enfin, un assemblage de cette petite tête avec une main qui semble lui fermer les yeux conclut cette série aux accents dramatiques.

Repartant d’une autre partie du corps de Saint Jean-Baptiste, Rodin fait bourgeonner une nouvelle branche sur l’arbre de sa création. Il s’agit cette fois du buste de son étude à demi grandeur, modelé en terre à la fin des années 1870 et redécouvert par l’artiste dans son atelier vers 1888, selon Judith Cladel. La terre s’était entre-temps craquelée, des fragments s’en étaient détachés, mais la force expressive de ce morceau frappa le sculpteur, si bien qu’il le fit mouler en l’état (diapo 22) et en fit couler un bronze rapidement (Paris, musée du Petit Palais). Rodin décida ensuite de lui adjoindre des jambes : ainsi naquit L’Homme qui marche, qui fut exposé pour la première fois en 1900 sous la forme d’une épreuve en plâtre perchée sur une colonne elle aussi en plâtre. Le titre Colonne Saint Jean qui lui était alors donné s’avère trompeur puisqu’il laissait penser qu’il s’agissait là d’une étude pour le grand Saint Jean-Baptiste, alors que cette œuvre résulte bien d’une démarche de variation et de simplification a posteriori, caractéristique des recherches de Rodin à partir des années 1890.

Il poursuivit dans cette voie en faisant agrandir L’Homme qui marche en 1907 (diapo 23) : le passage à l’échelle monumentale donne à l’œuvre un surcroît de puissance, comme c’est le cas aussi pour le Penseur. La présence physique de ces œuvres modifie la façon dont nous les percevons, l’effet de masse s’impose à nous de manière plus forte qu’avec les versions à taille originale. La comparaison des torses des deux versions (diapo 24) montre combien l’agrandissement tend à simplifier les volumes, à gommer les détails et à lisser le modelé. Il ne faut pas se tromper à ce sujet : il ne s’agit en aucun cas d’un défaut inhérent au système d’agrandissement mécanique, que l’artiste n’aurait pas réussi à corriger ; au contraire, cette simplification est précisément le but recherché par Rodin, dont tout l’art tend alors à une certaine synthèse formelle, cohérente avec l’évolution générale de la sculpture au début du XXe siècle.

Conclusion

Les sculpteurs du XIXe siècle ont donc mis à profit les nombreux développements techniques qui ont caractérisé leur époque, et l’édition de sculptures a connu pendant quelques décennies un âge d’or, et ce dans toutes sortes de matériaux. Des excès, bien entendu, sont apparus rapidement, et la qualité des œuvres produites est très variable. Mon propos n’était pas de tenter de nier les différences entre les objets, mais de souligner l’importance qu’il y a à considérer les particularités de chaque œuvre, sans se focaliser sur le fantasme de « l’original », qui serait seul intéressant pour l’histoire de l’art. Les techniques de reproduction sont intrinsèques à la sculpture de cette époque, qu’elles soient utilisées platement, comme c’est le cas pour les plus paresseuses des éditions, ou qu’elles soient détournées, réinventées, dans l’acte créateur lui-même, comme le fait Rodin.


[1]            CHEVILLOT (Catherine ), « Édition et fonte au sable », dans La Sculpture française au XIXe siècle, cat. exp. Paris, Grand Palais, 1986, p. 80-94. Voir aussi CHEVILLOT (Catherine), « Les stands industriels d’édition de sculptures à l’Exposition universelle de 1889 : l’exemple de Barbedienne », Revue de l’Art, 1992, n° 95, p. 61-67 (article disponible en ligne sur http://www.persée.fr).

Images : © musée Rodin (photo Christian Baraja) pour les oeuvres d’Auguste Rodin sauf pour L’Homme qui marche sur colonne © musée Rodin (photo Jérome Manoukian) ; photographes et institutions pour les autres oeuvres.

  

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